brume matinale et écopaturage promenade de l'Arc Aix-en-Provence juin 2022

Droits de la nature : une (r)évolution en marche


Reconnaitre des droits à la nature, l’idée pouvait paraître saugrenue il y a quelques années encore, particulièrement en France, imprégnée par la vision du philosophe René Descartes de “l’homme, maître et possesseur de la nature”. Aujourd’hui, avec la prise de conscience de l’effondrement de la biodiversité et de la crise climatique, liées à la pression exercée par le développement effréné des activités humaines qui menace notre existence même, et face au constat que le droit actuel ne permet pas une protection efficace de l’environnement, privilégiant toujours des intérêts économiques au détriment des intérêts de la nature, cette question prend une nouvelle dimension.

Protéger la nature, ce souci n’est pas nouveau en soi, mais sa traduction juridique sous l’angle des droits de la nature est assez récente. « Des éléments ponctuels de protection de la nature, des animaux en particulier, contre les agissements de l’homme ont été introduits en droit depuis le début du XXe siècle, mais c’est surtout l’article « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? » du juriste américain Christopher Stone, paru en 1972, qui marque le point de départ de la reconnaissance contemporaine de la nature comme sujet de droit », expose le chercheur Victor David*, membre du conseil scientifique d’Arc Fleuve Vivant.

Dans le cadre d’une affaire opposant l’association de défense de l’environnement Sierra Club à l’administration fédérale étasunienne qui avait accordé à Disney un permis de construire un parc de loisirs dans une vallée abritant des séquoias, les juges avaient débouté en appel l’association qui contestait la destruction des arbres. La justice considérait que l’association n’avait pas d’intérêt à agir, faute de défendre ses intérêts propres. Face à cette lecture restrictive du droit à agir qui empêchait une action en justice au nom de la nature, Christopher Stone a eu l’idée d’élargir le champ de la reconnaissance d’une personnalité juridique, jusqu’alors accordée essentiellement aux personnes physiques (hommes, plus récemment, d’ailleurs, femmes) et morales (entreprises, associations, états, etc), aux entités naturelles.

Resté confidentiel pendant presque trois décennies, ce mouvement pour la reconnaissance des entités naturelles sur le plan juridique a connu ses premières avancées concrètes au tournant des années 2000, porté principalement par des communautés locales et des peuples autochtones, se considérant comme partie intégrante de leur environnement. L’exemple le plus frappant est celui de l’Équateur où les citoyens se sont prononcés par référendum en faveur des droits de la Pachamama (la Terre Mère), dans le cadre de la Constitution adoptée en 2008. Autre pays pionnier : la Nouvelle-Zélande dont le Parlement a reconnu la personnalité juridique du parc national Te Urewera en 2014, puis celle du fleuve Whanganui en 2017, dont les intérêts peuvent être défendus désormais devant l’administration et la justice par des porte-paroles qui les représentent.

Depuis le mouvement s’est amplifié et il gagne du terrain notamment en Europe, où la Mar Menor en Espagne, la plus grande lagune d’eau salée du pays en voie d’eutrophisation complète, du fait de la pollution aux engrais générée par les cultures intensives, est devenue, suite à une pétition signée par plus de 640 000 personnes et un vote au Parlement en 2022, le premier écosystème européen à avoir obtenu un statut basé sur le concept de personnalité juridique. Partout dans le monde, les cours d’eau, fleuves et rivières, particulièrement menacés, sont de plus en plus nombreux à rassembler des collectifs citoyens mobilisés pour leur survie qui proclament leurs droits à l’existence, comme notre association Arc Fleuve Vivant pour le petit fleuve provençal et ses affluents.

Certes, en France, le droit de l’environnement évolue aussi avec de nombreuses nouvelles lois et réglementations. La charte de l’environnement de 2005, qui a valeur constitutionnelle, déclare que « La préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts de la nation » et que « L’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ». La possibilité d’attribuer une personnalité juridique à un écosystème existe même déjà pour un parc naturel ou une réserve naturelle qui sont juridiquement des personnes morales dotées d’une structure et d’un organe de représentation. Des commissions locales de l’eau (CLE), chargées d’élaborer et de suivre de manière collective l’application du schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) ont été mises en place dans lesquelles usagers et associations sont représentés. Dans la loi Climat et Résilience de 2021 a été introduit le délit d’écocide. Au niveau de l’Union européenne, ces derniers mois, ont été actés le Pacte européen vert, la directive de renaturation, la reconnaissance d’un crime proche de celui d’écocide, des dispositions importantes, cependant moins protectrices qu’annoncées, et sur lesquelles, d’ailleurs, les États semblent, malheureusement, en train de revenir actuellement.

Mais cette vision du droit de l’environnement reste subordonnée aux besoins humains dans un cadre strictement utilitariste. Les mesures de protection de la nature, quand elles sont appliquées, arrivent bien souvent malheureusement après que les dégâts aient été commis. Les éléments de la nature et la nature elle-même ne sont jamais considérés pour eux-mêmes en tant que tels.

Faire évoluer cette vision, en reconnaissant des droits à la nature, c’est tout l’enjeu pour assurer une meilleure protection de la nature. « En passant d’objet à sujet de droit, la nature devient plus facile à protéger, explique le chercheur Victor David. Celle-ci est considérée comme une personne, dotée de droits propres dont la violation entraîne des sanctions et des réparations. Il y a renversement de la charge de la preuve : c’est aux initiateurs des projets de prouver que leurs actions n’auront pas d’effets destructeurs sur la nature et non plus aux défenseurs de la nature de démontrer la nocivité immédiate ou à plus long terme de tels projets. Cette reconnaissance, si elle était renforcée par l’imprescriptibilité des infractions, sonnerait le glas des relaxes pour prescription ou autre absence d’intérêt à agir au nom de la nature de particuliers ou de groupements. L’inscription dans la Constitution de telles garanties aurait également pour conséquence que le législateur et le pouvoir règlementaire ne pourraient contrer leur effectivité par action ou omission. Enfin, la reconnaissance constitutionnelle de droits à la nature et l’institution d’une responsabilité sans faute en cas d’atteinte à l’environnement impliqueraient également que soit revue l’échelle des sanctions pénales contre les infractions contre la nature ».

Une évolution du droit qui est aussi une révolution anthropologique dans nos sociétés qui placent l’homme au-dessus de la pyramide du vivant, dont il pourrait disposer selon son seul bon vouloir, sans égards. C’est « un nouveau paradigme de protection du vivant », écrivent dans leur ouvrage collectif « Les Droits de la nature »*, les juristes de l’association Notre affaire à tous, qui a fait condamner l’État français pour inaction climatique, dont fait partie Marine Yzquierdo, présidente d’honneur de l’association Arc Fleuve Vivant, tout en soulignant qu’il ne s’agit pas d’opposer droits humains et droits de la nature.

« Loin de s’opposer aux droits humains, les droits de la nature en conditionnent souvent l’exercice : la possibilité de vivre dans un environnement sain, d’avoir accès à de l’eau potable… et donnent un nouveau souffle à la démocratie environnementale », soulignent ces juristes.

Nathalie Quint (administratrice d’Arc Fleuve Vivant)

*La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ?” dans la Revue juridique de l’environnement 2012/3 (Volume 37), pages 469 à 485 Éditions Lavoisier ISSN 0397-0299 et “La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna” dans la Revue juridique de l’environnement 2017/3 (Volume 42), pages 409 à 424 Éditions Lavoisier ISSN 0397-0299 ISBN 9782756205854, par Victor David, chercheur à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), qui a récemment participé et contribué à la reconnaissance dans le droit local en tant qu’entités naturelles juridiques (ENJ) de deux espèces animales liées à la coutume Kanak dans les îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’à celle, plus symbolique, de l’écosystème des Salines à la Martinique.
À noter un autre territoire français à statut particulier en pointe : la Corse, où l’Assemblée de Corse a accordé en 2022 son soutien public à la Déclaration des droits du fleuve Tavignanu, menacé par le projet d’enfouissement de déchets de Giuncaggiu . Ce dernier persistant, le Collectif Tavignanu Vivu, à l’origine de ce combat a porté une pétition au Parlement européen qui a été acceptée, la Commission européenne devant désormais enquêter sur les violations du droit communautaire par ce projet.

*”Les Droits de la nature”, ouvrage collectif par Notre affaire à tous, préfacé par Camille de Toledo et Juan Carlos Henao, Le Pommier, 468 p., 24 €.

Illustration : Brumes matinales et écopaturage sur la promenade de l’Arc à Aix-en-Provence, juin 2022.
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