Texte et visuels par Philippe Chabanon, administrateur Arc Fleuve Vivant et LPO (Ligue de Protection des Oiseaux).

La biodiversité dépend largement de la capacité de maintenir, dans un biotope donné, un nombre élevé d’espèces différentes, végétales et animales. La « bonne santé » des chaînes alimentaires est directement associée à cette richesse.
Au sommet de ces chaînes, les grands prédateurs, aigles, loups, renards et autres. On les désigne quelquefois comme étant des « espèces ombrelles », ou « espèces clés de voûte », qui protègent, régulent, et animent tout un ensemble d’autres espèces, en dessous d’eux, en forme d’ombrelle allant jusqu’au sol, qui s’élargit en descendant.
Tout en bas de ce dispositif naturel, on trouve des micro-organismes, vivant sous terre, dans le bois mort, ou dans l’eau des rivières et zones humides. Sans eux, pas de vie possible, plus de chaînes alimentaires.
Ainsi, l’Arc fleuve vivant, en offrant ce « plancton terrestre et fluvial », crée la vie tout autour de lui, bien au-delà de sa ripisylve (végétation des berges créée par le cours d’eau, dont les arbres, feuillus en général, apportent un ombrage précieux pour éviter l’évaporation en même temps que leurs racines consolident les berges, l’ensemble abritant et nourrissant une riche faune), jusque dans les sommets qui lui rendent sources et ravins en retour pour entretenir ce cycle depuis toujours. Jusqu’à ce que l’homo sapiens vienne se mêler de tout.

Dans la vase, le bonheur

Personne n’aime plonger les mains ou les pieds dans la vase. Tant mieux, là au moins, il y aura moins de dérangements… La vase, le limon, les petits amoncellements de sable et de graviers, de mousses, de petites algues, de microparticules en cours de décomposition : un vrai bonheur pour tout un ensemble d’êtres vivants, en commençant par des bactéries et des microbes, et en continuant avec une foule de petits vers, micro-crustacés, mollusques minuscules qui constituent en quelque sorte l’étage intermédiaire entre les micro-organismes et les premiers vertébrés.
Il est important, et c’est le cas pour l’Arc, qu’il y ait une certaine variété de configurations, pour qu’il s’ensuive une vraie biodiversité à ce niveau. À certains endroits, le débit est plus rapide, certaines espèces y sont adaptées, ne craignent pas le courant, ont même besoin de cette oxygénation intense pour alimenter leur croissance. Ailleurs, l’eau est plus lente, ce qui favorise la mise en place de nombreuses niches écologiques qui ont besoin de tranquillité et de protection. Quelquefois, des petits bancs de sable ou des remparts végétaux forment un abri propice à la reproduction, une frayère, qui durera jusqu’à une prochaine grande pluie, dispersant les jeunes vers des destins variés.
Les insectes, les batraciens, et bien d’autres, viendront se nourrir de cette foison de petites proies, d’algues, et d’organismes, avant de servir à leur tour de nourriture pour les oiseaux et les petits mammifères. Mais en cas de pollution, toute cette faune microscopique sera la première touchée, avant d’empoisonner bien involontairement poissons, oiseaux et autres prédateurs.
Chaque atteinte rend les ombrelles de la biodiversité plus étroites à leur base, et donc plus précaires dans les étages suivants. Les extinctions potentielles dues à ces pollutions sont une réalité, quelquefois irréversible.

Le bois mort, source de vie intense

Le bois mort, sur pied, ou tombé au sol, voire coupé et laissé sur place, est, lui aussi, une incroyable source de vie. En bordure de l’Arc, comme pour d’autres cours d’eau, il se conjugue avec ce que nous venons de décrire pour démultiplier la « micro-biodiversité ».
Là aussi, une microfaune invisible constitue la base de bien des chaînes alimentaires. Mais une grande partie d’entre eux jouent aussi un rôle vital dans le recyclage de la matière organique : xylophages, nécrophages et détritivores sont à l’œuvre, et leur travail est absolument nécessaire et utile. Sur les berges de l’Arc, le maintien d’une certaine humidité rend le phénomène plus intense. Tout ce qu’apporte ce bois mort, les feuilles de l’automne, l’humus des berges, démontre que la présence des ripisylves est d’une importance majeure pour la sauvegarde de la biodiversité et la bonne santé du fleuve.
Autant que possible, le bâti doit se tenir à distance !

Toujours faire beau, toujours faire propre

Pour une partie de la population, les feuilles mortes, les herbes hautes, les branches tombées dans l’eau, le bois qui pourrit sur les rives, c’est « sale », ça ne fait pas propre. On trouve là l’un des principaux obstacles à la sauvegarde de la nature : l’emprise de l’homme sur la nature lui enjoint de faire propre, de faire net, que rien ne dépasse.
On sait que pour sauver les hérissons, il faut des tas de feuilles mortes et de bois en désordre, que pour sauver les insectes pollinisateurs, il faut qu’une partie des jardins reste sans coupe avant fin juillet, que pour sauver les oiseaux, que les tailles de haies soient retardées, etc.
L’information en direction du grand public peine à trouver sa place dans tous ces secteurs, il en est de même pour les fleuves côtiers comme l’Arc.
La souche qui est au bord de l’eau ? Elle doit y rester, se décomposer lentement, apporter son lot de gîte et de couvert à la biodiversité.
Les branches mortes qui sont en travers du cours d’eau ? Elles bloquent une partie du limon, du sable, et proposent des zones de protection à bien des espèces.
Sauf question majeure, comme l’encombrement des piles d’un pont ou d’arbres importants tombés risquant de provoquer des embâcles, il faut les laisser en place.
Elles ont un autre rôle salutaire, en cas de fortes eaux, elles retardent le flux en le régulant. Il en va de même des barrages de castors, soit dit en passant, qui vont jusqu’à filtrer l’eau de certains éléments toxiques.
C’est l’occasion de dire à tous ceux qui espèrent tant (et comme je les comprends !) que le castor et la loutre viennent s’installer dans l’Arc, comme ils l’ont fait pour le bas du Rhône et la Durance presque en entier, que ce n’est pas pour tout de suite, hélas. Le faible volet de déplacement terrestre de ces animaux semi-aquatiques ne leur permet pas de passer les barrières que constituent les lignes de crêtes. Il faudra attendre patiemment qu’ils investissent l’étang de Berre, via le canal de Caronte, pour remonter ensuite dans l’Arc (et pourquoi pas dans la Touloubre). Une échéance de 5 à 10 ans est une hypothèse vraisemblable. Il faut être patient…
Dans la catégorie des merveilles de la nature qui « font sale », il y a également les ronciers. Un abri extraordinaire pour tant d’espèces ! Batraciens, passereaux, araignées et scorpions, serpents, hérissons, mais aussi pour les jeunes arbres qui peuvent y pousser sans se faire dévorer jusqu’à avoir la taille suffisante pour émerger et prendre leur élan vers le ciel.
Qu’on élimine les ronces dans la haie de son jardin, bien sûr ! Qu’on aille détruire des ronciers dans des zones humides ou sur des berges, c’est une atteinte tragique et gratuite à la nature et à la biodiversité.

Un Arc bien vivant, une vraie chance pour l’avenir

La « spéciation allopatrique » est le nom qu’on donne au fait que des nouvelles espèces se créent plus facilement dans des territoires qui se sont trouvés séparés par des barrières naturelles. C’est le cas des îles, des bordures de failles, mais c’est aussi le cas des bassins versants séparés par des lignes de crêtes, ou « ligne de partage des eaux ». Ainsi, dans le bassin global de l’Arc, chaque affluent et son bassin versant, est un petit biotope distinct, qui voit évoluer les espèces qui les peuplent en fonction de paramètres très locaux : humidité, température, prédateurs locaux, ressources alimentaires. Même si ces évolutions sont lentes, il s’agit ici de l’une des principales sources de biodiversité future. Des niches locales et des goulets d’étranglement génétiques peuvent accélérer le phénomène.
Les zones humides, depuis toujours, sont essentielles pour la survie de nos écosystèmes, y compris la nôtre. Sauver la nature revient à sauver l’humanité. Ce qui se passe dans la vase et dans le bois mort se répercute partout, sur toutes les chaînes alimentaires, jusque sur la santé des grands rapaces de nos montagnes. Il faut en être conscients : la vie commence ici, sur les berges de l’Arc. Le sauver et le maintenir dans des conditions viables revient à sauver nos conditions de vie.
L’Homo sapiens, espèce menacée par lui-même, doit beaucoup apprendre, et comprendre. Protéger le fleuve, ne pas urbaniser les abords, se battre pour éviter les impacts. La vraie bataille de l’homme est celle qu’il doit d’abord mener contre lui-même. Contre ses aspirations de bâtisseur conquérant, contre ses habitudes délétères. La pédagogie est essentielle, et notre association visera toujours à expliquer, tout en bataillant.

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