Depuis la création d’Arc Fleuve Vivant fin 2023, nous alertons sur  les insuffisances de la protection et les menaces qui pèsent sur nos cours d’eau. Une récente étude, réalisée par des chercheurs de l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) qui se sont penchés sur la cartographie réglementaire des cours d’eau en France, est venue renforcer nos inquiétudes, en révélant qu’environ un quart des cours d’eau français ont perdu leur protection au titre de la police de l’eau, en étant disqualifiés comme non-cours d’eau. Une proportion qui atteint près de 30% sur le bassin versant de l’Arc. Et les dernières évolutions, marquées par des reculs du droit de l’environnement, ne sont pas de nature à rassurer.

Dans leur étude intitulée « Une cartographie réglementaire incohérente menace les rivières et les ruisseaux français » publiée fin 2024*, passée relativement inaperçue, les chercheurs de l’Inrae Mathis Loïc Messager, Hervé Pella, Thibault Datry, ont passé au crible les cartes réglementaires des cours d’eau établies par les départements à partir de 2015 sur demande de l’Etat. Ils les ont compilées et ont établi une carte nationale, la première du genre, puis procédé à une évaluation des implications de cette nouvelle cartographie, en comparant ces cartes avec les données antérieures issues notamment de la base de données topographique de l’IGN (Institut national de l’information géographique et forestière), ce qui n’avait jamais été fait auparavant non plus.

Résultats : « un quart des segments hydrographiques précédemment cartographiés, en longueur, ont été disqualifiés comme non-cours d’eau », estiment ses auteurs qui constatent, par ailleurs, de « fortes variations géographiques dans l’étendue des écosystèmes protégés » et l’exclusion, « de manière disproportionnée », des segments de tête de bassin (c-a-d les petits cours d’eau proches des sources) et non pérennes (c-a-d les cours d’eau au débit intermittent, parfois ou le plus souvent à sec, dits aussi “assec”), avec « des implications potentiellement considérables pour la biodiversité et les populations humaines », préviennent-ils

Un quart des segments hydrographiques « disqualifiés comme non-cours d’eau » en France, avec de fortes variations selon les départements.

Assemblée par les chercheurs de l’Inrae, cette carte nationale des cours d’eau protégés par la loi sur l’eau, la première du genre, couvre plus de 2,2 millions de segments totalisant 680 000 km, soit 93% du territoire de la France métropolitaine..

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut savoir que ce qui caractérise un cours d’eau n’était pas défini jusqu’à récemment au regard de la Loi sur l’eau*, expliquent les auteurs de l’étude. Ce n’est qu’en 2015 qu’une instruction du gouvernement a fourni une définition formelle inscrite dans le code de l’environnement français. L’article L. 215-7-1 du code de l’environnement * définit désormais le cours d’eau comme un  écoulement d’eaux courantes dans un lit naturel à l’origine, alimenté par une source et présentant un débit suffisant la majeure partie de l’année. Cet écoulement peut ne pas être permanent compte tenu des conditions hydrologiques et géologiques locales particulières. Le principe de cette définition est donc une lecture qui repose sur 3 critères majeurs cumulatifs qui doivent être vérifiés simultanément : l’existence d’un lit naturel à l’origine, l’alimentation par une source, un débit suffisant une majeure partie de l’année. Dans les cas résiduels pour lesquels les trois critères majeurs ne permettent pas de statuer avec certitude sur la nature d’un écoulement, il sera fait appel à 3 indices d’appréciation complémentaires qui pourront être vérifiés seuls ou simultanément, permettant de confirmer indirectement les critères majeurs : l’existence d’une continuité amont/aval, la présence de berges et d’un lit au substrat différencié, la présence de vie aquatique.

L’objectif de cette codification était, semble-t-il, d’apaiser les tensions croissantes entre la police de l’eau, les agriculteurs, les municipalités et les organisations environnementales. En plus de définir les cours d’eau, la directive de 2015 a chargé les services déconcentrés de l’État à l’échelon départemental d’établir des cartes exhaustives des cours d’eau sur leur territoire, en associant toutes les parties prenantes. Dans les faits, les analyses des chercheurs montrent « des interprétations diverses et incohérentes à travers la France de la même définition des cours d’eau ».

« La définition des cours d’eau au titre de la loi sur l’eau expose de manière disproportionnée les segments de tête de bassin (c’est-à-dire, les petits cours d’eau en amont des grands, qui intègrent notamment les ruisseaux et les zones de sources) et les segments non pérennes (cours d’eau intermittents) aux altérations humaines, analysent-ils. Ces derniers, qui cessent de couler une partie de l’année, représentent par exemple près de 60 % de la longueur du réseau hydrographique cartographié en France, mais constituent environ 80 % des segments hydrographiques qui ont été exclus des cartes officielles ». Une conséquence notamment  » de la stipulation ambiguë dans la nouvelle définition selon laquelle un cours d’eau doit avoir un débit suffisant provenant d’une source pendant la majeure partie de l’année pour être qualifié de cours d’eau (…), la permanence du débit apparaissant à la fois comme le motif le plus courant ct pour disqualifier un cours d’eau et le plus difficile à évaluer ».

Selon les départements, la part de cours d’eau ayant perdu leur protection peut présenter des variations importantes. « La tendance à qualifier moins de segments hydrographiques comme des cours d’eau dans les bassins à plus forte couverture agricole peut être en partie le résultat d’asymétrie de pouvoir dans les comités de consultation, compte tenu de la forte mobilisation documentée des syndicats agricoles dans ce processus de cartographie », observent les auteurs de l’étude. Une situation dénoncée par quelques publications et associations spécialisées dans l’environnement comme Reporterre et France Nature Environnement (FNE) au cours de ces dernières années mais qui est restée assez largement sous les radars médiatiques.

Quel a été l’impact de cette définition dans nos régions méditerranéennes et en particulier sur le bassin versant de l’Arc, où les cours d’eau n’ont pas toujours une source clairement identifiée, mais peuvent être le résultat de différentes résurgences et sont souvent éphémères, comme c’est le cas pour de nombreux petits vallats ?

À notre demande, Mathis Loïc Messager, un des auteurs de cette étude, a eu la gentillesse d’extraire les données et la carte du bassin versant de l’Arc qui court sur les deux départements des Bouches-du-Rhône (très largement) et du Var (pour une toute petite partie en amont) où l’on peut voir que les cours d’eau ayant perdu leur statut de cours d’eau correspondent, en effet, majoritairement aux segments dits de tête de bassin, c-a-d à la naissance de l’Arc et aux segments non pérennes, autrement dit aux petits affluents qui peuvent être à sec une bonne partie de l’année (voir sur la carte du bassin versant de l’Arc réalisée par les chercheurs de l’Inrae).

Bassin versant de l’Arc : segments de tête de bassin et non-perennes, principaux cours d’eau devenus non-cours d’eau.

Près de 30% des segments hydrographiques du bassin versant de l’Arc sont devenus « non cours d’eau » et 10% « indéterminé » dans la classification réglementaire mise à place à partir de 2015. Source : Carte du bassin versant de l’Arc établie par les chercheurs de l’Inrae

« Sur les 1038 km d’écoulements répertoriés dans le bassin versant de l’Arc par l’analyse de bases de données cartographiques existantes et l’expertise de terrain, 61% ont été considérés comme cours d’eau au sens de la Loi sur l’eau et 10% restent à expertiser, explique Mathis Loïc Messager. Sur ces données disponibles, la catégorisation des tronçons hydrographiques est la suivante : cours d’eau 628 km, non cours d’eau 311 km, indéterminé (reste à expertiser) 99 km. Attention, il faut être prudent sur l’interprétation de ces données, prévient-il. Les départements ont été missionnés pour cartographier les cours d’eau au titre de la loi sur l’eau en 2015 en se basant sur les bases de données cartographiques existantes. L’une des sources principales utilisées est la Base de Données Topo (BD TOPO) de l’IGN. Celle-ci incluait tous les types d’écoulements parfois indifférenciés (c-a-d fleuves, rivières, ruisseaux, mais aussi fossés, canaux, ravins, etc.). Certains segments considérés comme non cours d’eau aujourd’hui n’ont peut-être jamais été considérés comme des cours d’eau réglementairement par le passé. D’autres ont, par contre, peut-être été déclassés, car ils ne coulaient pas assez souvent par exemple et qu’on a estimé qu’ils ne correspondaient pas à la définition donnée au cours d’eau en 2015 ».

À la direction de Menelik, l’Epage (établissement public pour l’aménagement et la gestion de l’eau), en charge aujourd’hui de tous les cours d’eau se jetant dans l’étang de Berre, qui s’appelait encore à l’époque SABA (Syndicat d’aménagement du bassin de l’Arc) avec des prérogatives moindres et limitées alors au seul bassin versant de de l’Arc, on assure « avoir bataillé pour préserver la protection du plus grand nombre des cours d’eau », sans vouloir donner plus de précisions. Du côté des associations environnementales, on est plus explicite, en expliquant « s’être émus déjà bien avant 2015 de voir disparaitre les petits chevelus et avoir tenté de préserver leur existence face aux demandes de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) pour qui il fallait drainer les champs et gagner sur toutes les surfaces « inutilement » (sic) préservées ». Au total dans le bassin de l’Arc, ce sont très exactement 29% des segments hydrographiques qui ont perdu leur statut de cours d’eau, c’est à dire leur protection par la police de l’eau, auquel il faut donc ajouter 10%  dont le statut est devenu « indéterminé », c-a-d relevant du seul gestionnaire du cours d’eau, aujourd’hui en l’occurence Menelik. A noter que dans le cas de l’Arc, comme de la presque totalité des cours d’eau en France, à l’exception des grands fleuves dits domaniaux, appartenant à l’État, ceux-ci sont situés très majoritairement sur des terrains privés.

Une « disqualification » lourde de conséquences pour un cours d’eau qui exonère les propriétaires riverains et d’autres utilisateurs de la plupart des autres réglementations, par exemple concernant l’application de pesticides dans les zones tampons, la modification des berges, etc., et peut signifier sa disparition à terme, pas seulement des cartes des cours d’eau mais du cours d’eau tout court comme nous avons pu le constater récemment sur les dégradations du ruisseau déclassifié du Langarié et de sa ripisylve sur la zone du Sarret, appelée à devenir une zone économique sur la commune de Meyreuil située dans le bassin versant de l’Arc, par exemple, qui n’a pas tardé à être encombré de gravats et ses berges arborées, où vivait une riche faune, dévastées (voir photo de couverture).

Statut de non-cours d’eau et statut indéterminé signifient moins voire plus du tout de surveillance  effectuer, ce qui peut apparaitre malheureusement comme un argument en faveur de la déclassification dans un contexte de réduction budgétaire et des effectifs. « Pour alléger la charge associée à la Directive-Cadre sur l’Eau (DCE) de l’Union européenne, par exemple, les États membres ont été autorisés à exclure les ruisseaux en tête de bassin avec un bassin versant de moins de 10 km² de leurs plans de gestion des bassins hydrographiques », peut-on lire dans l’étude des chercheurs de l’Inrae.

La santé des bassins versants et notre santé en jeu

Les conséquences de la déclassification d’un cours d’eau n’affectent pas seulement que ce cours d’eau. Un manque de protection, même partiel, peut porter atteinte à la santé de l’ensemble d’un bassin versant. « Presque tous les segments d’un réseau hydrologique sont connectés, soit longitudinalement avec l’écoulement en aval, soit verticalement avec les eaux souterraines », rappellent les chercheurs qui alertent sur le fait que «même la législation environnementale la plus stricte ne peut protéger un cours d’eau si ses affluents restent exposés à la pollution et à d’autres menaces en amont ».

C’est particulièrement vrai s’agissant des cours d’eau de tête de bassin, principal point d’entrée de l’eau, mais aussi des tronçons naturellement non pérennes, « facteur structurant des écosystèmes d’eau douce », précisent  les chercheurs dans leur étude. Des écosystèmes déjà sous pression et que le changement climatique est déjà en train de fragiliser encore, avec des risques, dont celui d’inondation, qui ne peuvent que s’accroître avec l’aggravation des épisodes d’aridification et de fortes pluies, le cours d’eau finissant toujours par retrouver son cours. Aujourd’hui, il est probable que « de nombreux cours d’eau écologiquement importants et sensibles manquent désormais de protection en vertu de la loi sur l’eau », concluent les auteurs de l’étude, en relevant le fait que « ce qui compte juridiquement comme un cours d’eau reflète à la fois les perceptions culturelles et l’équilibre entre plusieurs valeurs sociétales parfois conflictuelles attribuées aux rivières et aux ruisseaux « .

Entre la protection de l’environnement, essentielle pour la santé de tous et l’habitabilité de notre planète, et les pressions économiques de court terme, les secondes sont en train de prendre le pas sur les premières aujourd’hui, en dépit de toutes les alertes des scientifiques. L’adoption de la loi Duplomb, du nom du sénateur qui en est l’origine, «  visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur »,  le 8 juillet dernier, sans véritable débat parlementaire avec le recours à une commission mixte paritaire, en est le dernier exemple en date le plus criant. Malgré la censure par le Conseil Constitutionnel du retour de l’acétamipride, le pesticide le plus dangereux, et quelques réaménagements pemettant aux citoyens de saisir la justice sur certains points, cette loi, qui a été finalement promulguée le 11 août, constitue un grave retour en arrière pour la protection de l’environnement avec la réintroduction de pesticides, dont les agriculteurs sont, d’ailleurs, les premières victimes, le relèvement des seuils d’autorisation environnementale pour les bâtiments d’élevage, la facilitation des constructions relatives aux mégabassines sous un motif « d’intérêt majeur » et des remises en cause des autorités de contrôle. Il s’en est fallu de peu pour que les zones humides se voient pénaliser par une nouvelle catégorie dite de  » zones humides fortement dégradées » qui auraient autorisé de nouvelles activités humaines dans ces écosystèmes essentiels, qui ont déjà perdu plus de 50% de leurs surfaces au cours de ces cinquante derniers années. Mais la forte mobilisation citoyenne qui s’est manifestée cet été contre cette loi, avec une pétition qui a recueilli plus de 2 millions de signatures sur le site de l’Assemblée nationale, malgré une procédure de validation compliquée pour les signataires, démontre la prise de conscience par l’opinion publique. Pour la cartographie réglementaire des cours d’eau, espérons que cette étude permette aussi enfin une prise de conscience salutaire de l’importance de préserver tous les cours d’eau, même les plus modestes et éphémères. 

Nathalie Quint, administratice Arc Fleuve Vivant.

*Pour accéder à l’étude dans son intégralité et à sa méthodologie, cliquer sur Mathis Loïc Messager, Hervé Pella, Thibault Datry. Une cartographie réglementaire incohérente menace les rivières et les ruisseaux Français. 2024. ffhal-04699448ff

* La Loi sur l’eau est le pilier de la politique environnementale pour la protection des ecosystèmes d’eau douce en France. Lorsqu’un cours d’eau est protegé par la Loi sur l’eau, toutes les installations, constructions, ouvrages ou activités sur ou à proximité de ce cours d’eau sont soumises à une autorisation environnementale s’ils peuvent présenter des risques pour la santé et la sécurité publique, entraver le libre écoulement de l’eau, diminuer la ressource en eau, augmenter considérablement le risque d’inondation, porter gravement atteinte à la qualité ou à la diversité du milieu aquatique. Plus d’informations sur les textes nationaux et européens sur le sujet en cliquant ici.

* Voir la définition et la cartographie réglementaire des cours d’eau pour les Bouches-du Rhône https://www.bouches-du-rhone.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Environnement-risques-naturels-et-technologiques/L-eau/Loi-sur-l-Eau/Cartographie-des-cours-d-eau-des-Bouches-du-Rhone-au-titre-de-la-police-de-l-eau.

Photo : le ruisseau déclassifié du Langarié sur la commune de Meyreuil, 2025.
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